Matthieu nous a parlé du mythe de Sisyphe

Mardi 12 avril // 43 mars à 13h.

Je vais tenter de vous résumer d’où je suis parti, par quoi je suis passé et où je suis arrivé. J’entends d’ici gronder cette réponse Tu es toi, Tu es parti de chez toi et tu y retournes !! Et bien, ce n’est pas faux. Pourrait-on d’ailleurs croire faire autre chose que de revenir au point de départ lorsque l’on s’attaque à cette question du sens de la vie, de notre vie. Alors commençons par le début, cela démarre le 23 Septembre de cette année, place de la République.

Je sors à la fenêtre du balcon de mes bureaux et aperçoit la silhouette d’un ex-collègue mais néanmoins vrai ami. Je lui fais signe, il me voit, il fait mine de se diriger vers notre immeuble, puis se ravise et s’enfuit, la démarche lunaire.

Deux jours plus tard, le 25 septembre il se suicide…laissant derrière lui deux enfants, plusieurs femmes et une flopée d’individus comme moi, désabusés, tristes et tous empreints d’une certaine dose de culpabilité. Pourquoi ne l’ai-je pas appelé ? Pourquoi ne l’ai-je pas revu récemment ? Pourquoi ?

Il arrive un moment où la situation apparaît trop absurde, les contraintes trop lourdes, l’atmosphère franchement irrespirable. Alors nous subissons, ça sera la fuite ou la révolte.

Pourquoi quelqu’un met-il fin à ses jours ? La vie ne vaut-elle à ce moment vraiment plus la peine d’être vécue ? Celui qui se suicide, y pensait-il la veille ? Est-ce une réaction irrationnelle ou réfléchie ? Est-ce un acte de lâcheté ou de courage ? Et quel sens va avoir la vie pour son fils inconsolable de 12 ans ?

Voilà d’où je pars. Et cet épisode tragique m’a jeté sur les pentes abruptes de questions qui visiblement ne me sont pas propres. Quel est le sens de notre existence ? De la naissance à l’âge adulte, puis ultimement à la mort quel sens donnons-nous à toute cette agitation ? Nous le voyons rapidement, la question du sens de la mort pointe rapidement le bout de sa faux lorsque l’on se questionne sur le sens de la vie.

La première idée qui m’est venue, fut d’observer ce que font les autres, de faire des classifications, après tout quand le sujet est trop vaste, il faut d’abord le réduire.

Face aux doutes de la vie, face aux peurs de la vie, à commencer par la peur ultime, celle de notre mort, il y a tout d’abord une approche cosmologique. Nous sommes de petits fragments d’infini dans un univers qui nous dépasse. Rien ne sert de faire des moulinets avec ses bras, une force divine nous englobe, le mieux que l’on puisse faire c’est de ressentir ces fragments d’immensité en nous-mêmes. Allons-y gaiement nous pouvons ranger dans cette catégorie la Grèce Antique, tous les monothéismes, le bouddhisme, le soufisme et toutes les spiritualités. Au moins reconnaissons à cette vision qu’elle permet d’apporter un premier élément de réponse. Notre propre vie nous dépasse alors pourquoi lui chercher un sens, le déterminisme se substitue au questionnement, c’est écrit, c’est clair, net mais pas sans bavures.

La deuxième catégorie est plus complexe par nature. Il s’agit de toutes celles et tous ceux qui considèrent que seule l’existence terrestre est palpable, y compris les agnostiques, et qui finalement font un pari inverse à celui de Pascal. Peu nous importe de savoir si dieu existe. S’il n’existe pas je n’aurais pas perdu mon temps en refaisant le monde avec mes amis. S’il existe, comme malgré tout je n’ai pas été qu’un salaud quelqu’un saura sans doute s’en rappeler. Cette catégorie est un peu sceptique, un peu utilitariste. Seul problème non résolu, celui de la spiritualité qui doit accompagner cette vie, peut-être à mi-chemin entre Epicure et Stuart Mill.

Troisième catégorie, les nihilistes. Tout ceci n’est qu’une mascarade, le monde est absurde, chercher un sens à cette comédie tragique est une perte de temps. L’homme est un loup solitaire, toute recherche d’un élan collectif est vouée à l’échec. Face à cette surdité du monde, ce monde qui n’est pas là pour nous faire plaisir[1], deux options. Courage, fuyons ! Fuyons le bruit et l’agitation permanente qui nuit à notre équilibre, retirons nous. Ou au contraire allons-y à fond, perdu pour perdu écrasons tout ce qui bouge qu’il n’en reste qu’un et que ce soit moi. Nous retrouvons donc côte à côte ceux que la modernité a définitivement désespéré et ceux qui s’y perdent encore.

Quatrième catégorie, les combattants. Souvent la dureté de la vie leur est apparue dans les premiers âges comme un vaccin à la désillusion, puisque pour être désillusionné il faut au préalable avoir été illusionné. Pour ceux-là la vie est un combat et le relativisme s’est imposé très tôt. Quels sont les problèmes majeurs qui peuvent survenir lorsque l’on s’est battu pour survivre ? Les traces indélébiles de l’exclusion éclatent au premier regard et nous pouvons malheureusement observer dans cette catégorie les multiples effets de la privation. A la différence de ce que peuvent penser certains de nos dirigeants, comprendre n’est pas excuser.

Mais il est possible que cette segmentation n’ait aucun sens ! Il est probable que vous ayez perdu 5 minutes, il est probable l’observation du monde extérieur n’apporte pas de réponse au sens de la vie.

Reprenons donc le sujet sous un prisme plus universel et plus symbolique et laissons-nous bercer par la douce musique d’Homère et du mythe de Sisyphe.

Nous sommes environ au VIème siècle avant Jésus Christ lorsqu’Homère compose l’Iliade et l’Odyssée.

A l’extrémité du pays d’Argos, région à la pointe nord-est du Péloponnèse, se trouve la ville d’Éphyre, où vivait Sisyphe, fils d’Eole et le plus rusé des mortels. Il fut père de Glaucos et selon la légende possiblement aussi le père d’Ulysse (la paternité d’Ulysse n’est pas claire entre Laërte et Sisyphe). Sisyphe est l’un des rois de Corinthe. C’est un personnage d’une haute lignée et un personnage rusé, ruse dont il ne se lasse pas d’user, toujours à son avantage.

Retenons deux de ses principales ruses [2]qui permettent de mieux cerner le personnage. Sisyphe possédait un troupeau dans l’isthme de Corinthe. Non loin vivait Autolycos, fils d’Hermès. Autolycos avait reçu de son père l’art de voler sans jamais être pris. Sisyphe voyant son troupeau diminuer, le soupçonne de voler ses moutons et décide de graver ses initiales sous l’une des pattes de chacun de ses animaux. Et effectivement il ne mis pas longtemps à confondre le voleur. Mais il ne s’arrêta pas là et décida de se venger par lui-même. Pendant que les villageois punissent Autolycos, Sysiphe viole sa fille, Anticlès. Elle donna par la suite naissance à Ulysse, enfant présumé de ce viol. Sisyphe n’est donc pas un ange, il ruse, il ment, il est violent. Mais surtout, il refuse la mort et par ce refus il décide de défier les dieux. Là encore, il va ruser pour réaliser son désir d’immortalité.

Sisyphe sentant que la mort approche, demande alors à sa femme Perséphone de jeter son corps sans sépulture au milieu de la place publique, ce qui était contre les lois des dieux. Arrivé devant Adès dieu des enfers, Sisyphe se défend d’avoir souhaité un tel outrage et demande comment se fait-il que mon corps ait été jeté de la sorte, sans sépulture !

Mais voyons c’est ta femme qui a insisté ! Alors Sisyphe demande l’autorisation de revenir sur terre et de pouvoir la punir pour cet affront. Les dieux acceptent et le renvoient sur terre. Mais que fait-il une fois revenu ? Eh bien il va à la plage ! Il veut continuer de goûter les plaisirs terrestres le sable chaud, la mer, et continuer à vivre pleinement pour des années encore dans ce monde gorgé de jouissances et de délices. Mais évidemment, tout a une fin et un jour il meurt pour de bon, de vieillesse. Les Dieux ne l’ont pas oublié. Une fois retourné devant eux, Pluton lui rappelle ses nombreuses ruses et décide de s’assurer qu’ils ne seront plus jamais roulés de la sorte, ce sont des dieux quand même et Sisyphe n’est qu’un mortel !

Sisyphe est donc damné pour l’éternité, son supplice est décrit dans l’Odyssée, chant XI :
« Je vis également Sisyphe, en proie à ses tourments./Il soulevait de ses deux bras un rocher gigantesque ; /Arc-bouté des pieds et des mains, il poussait ce grand bloc/ Vers le sommet d’une hauteur ; mais à peine allait-il/ Le faire basculer, qu’il retombait de tout son poids/Et le bloc sans pitié roulait de nouveau vers la plaine./ Mais lui recommençait, bandant ses muscles ; la sueur/Ruisselait de son corps, et la poussière le nimbait. »

Tout comme Prométhée, il a osé défier les dieux. Il doit donc être puni par là où il a péché, c’est-à-dire d’avoir tout fait pour ne pas mourir, alors qu’il n’était qu’un simple mortel, d’avoir refusé d’aller contre sa destinée. Il est alors condamné éternellement à rouler son rocher.

Son souhait est exaucé, mais dans la pire des situations. Condamné éternellement à l’enfer, sans espoir d’amélioration de sa condition.

Nous nous retrouvons tous dans l’image de cet homme poussant indéfiniment sa pierre en haut de la montagne. Et si le mythe de Sisyphe est tragique, c’est que son héros est conscient de sa situation, de l’absurdité de sa situation.

mythe-sisypheCamus s’est livré à une interprétation particulière du mythe de Sisyphe dans un essai où son point de départ est le suicide[3]. Le livre débute par « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ». Mais en ce qui concerne le mythe en lui-même la conclusion de Camus est qu’ « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Il faut imaginer Sisyphe heureux ! Heureux de rouler sans cesse un rocher qui retombera toujours. Et pour l’imaginer heureux il faut tout d’abord admettre l’impossibilité d’amélioration de notre condition. En réalité, la question du sens de la vie est erronée car la vie sera d’autant mieux vécue que nous accepterons qu’elle n’ait pas de sens.

Première étape, conscience de l’absurde, conscience que le monde qui nous entoure n’est pas là pour nous faire plaisir (Nietzsche), nous sommes étrangers au monde, comme Meursault. Nous aimerions que le monde nous ressemble, or le monde dans lequel nous vivons est immoral, il est sourd aux plaintes des hommes, cela nous révolte. Puis à la révolte succède l’amour et la joie, car c’est bien la joie d’exister qui constitue l’expérience première, c’est cela qu’il reste au bout – la candeur et la joie de vivre – La joie touche l’individu au plus profond de l’être et dépasse la douleur.

Le mythe de Sisyphe est aussi l’expression de la question de l’éternel retour : « Aimerions-nous assez la vie pour accepter que tout recommence sans y changer une virgule ? Est-ce que oui ou non nous accepterions de revivre notre vie une infinité de fois, à l’identique et pour toujours, sans la possibilité d’y échapper, ni par un quelconque au-delà, ni par la mort ?[4] »

D’après Nietzsche l’éternel retour est terrible pour les esprits faibles car ils n’aiment pas la vie. Ils seraient animés par la jalousie, la vengeance vis-à-vis du fort, par la volonté de mort. Or vouloir l’éternel retour est la plus haute affirmation de la vie, aimer la vie assez pour vouloir son éternel retour.

Si je crois réellement que je vais revenir éternellement, selon le même cours de vie, alors je me transforme, je suis actif, j’assume à l’infini ce que je suis. Mais pour la plupart, c’est une épreuve insupportable, c’est l’épreuve de l’immortalité, c’est-à-dire de la vie sans aucun ailleurs, ni la transcendance du croyant, ni le néant de l’athée.

A ce stade du mythe, il est donc faux que ce soit la mort que nous craignons le plus, nous craignons plus la vie, nous craignons la substitution de notre condamnation à mort par une condamnation à perpétuité de notre vie présente, une vie sans gloire qui est la nôtre, ici et maintenant.

Je glissais gentiment vers ma conclusion. « Carpe Diem », la vie doit-être sublimée à chaque instant, les Stoïcs, Camus, Nietzche, les bouddhistes ont raison, ne cherchons pas un sens unique, futur, projeté, ouvrons notre esprit à la connaissance et vivons l’expérience philosophique en acte et pas uniquement en pensée, aimons, rions, buvons et tout ira mieux, voire tout ira bien ! Nous sommes le 9 Novembre et je suis heureux.

4 jours plus tard, nous avons vécu l’horreur des attaques terroristes dans le quartier que j’habite depuis 13 ans. D’innombrables histoires personnelles se télescopent, la mort et le sang coulent dans les bars et restaurant où j’ai l’habitude de me rendre. Qui d’autre qu’un Dieu pourrait prétendre à faire sauter le rocher de Sisyphe? Comment peut-on réagir face à une force qui donne du sens à la mort et non à la vie ?

Il y a eu toutes ces phrases, ces attitudes. Un « encapuché » devant le Bataclan qui jeta aux passants « alors vous faites moins les malins ! », un autre, un ami qui ose me dire « Et bien comme ça les gens d’ici savent ce que c’est que la guerre là-bas ». Toutes ces années d’abandon d’une jeunesse qui manifeste une véritable complaisance à l’égard des théories de rejet de notre société. Ces moments incompréhensibles où j’ai trouvé suspect la joie des autres ! Nous ne sommes pas armés me dit l’un, il faut lever le voile me dit l’autre. Et partout où mes yeux se tournent, passions et aveuglement. Je lisais Pascal, « Que dois-je faire ? Je ne vois partout qu’obscurité. Croirai-je que je ne suis rien ? »[5]

Mais après quelques temps le souffle reprend et les actes de cette chair à canon terroriste n’ont fait que font que renforcer mon sentiment. Oui ce monde est absurde et cette acceptation est un point de départ nécessaire. Face à cette absurdité, la joie de vivre, l’amour de la vie, l’amour de la connaissance des arts des sciences des hommes et de la philosophie seront de bons guides. Mais la connaissance ne saura d’aucune aide si elle reste théorique. Cette connaissance ne doit pas servir la vanité mais notre connexion au monde. La philosophie se pratique. La fraternité se vit humblement.

« La vie est une escale dans une auberge. Tu peux jouir des meubles, du lit mais rien n’est à toi. Un jour il faudra tout abandonner. »[6]

En chemin il est probable qu’il faille retrouver le langage universel, qu’il faille revisiter nos mythes fondateurs et laisser s’exprimer la langue inconsciente des symboles. Qu’il faille réinventer une culture commune, un humanisme authentique pilonné depuis des années par le repli égocentrique et le mirage technologique. C’est bien l’un des éléments intéressants de ce mouvement, réinventer un langage commun. Mais il faudra je pense sortir de la revendication d’une union des minorités pour gagner les esprits de la majorité silencieuse. Les abstentionnistes, les hésitants, les déçus, les gens investis dans les associations, fondations, entreprise, finalement faire en sorte que toutes et tous se sentent représentés par ce mouvement. Si nous ne voulons pas de représentant nous voulons néanmoins représentés nos proches, amis, voisins.

Il est également probable qu’il faille s’inspirer des civilisations qui dans l’histoire ont su combiner l’acceptation de l’absurdité de notre existence avec l’amour de vie.

Les Grecs par exemple ont en effet eu le courage d’aimer la vie et le bonheur, sans pour autant embellir les choses, sans jamais perdre de vue les cruautés de l’existence. « Les hommes en général sont loin d’être admirables et la vie n’a en général rien de très resplendissant. Mais si une lumière existe, sous une forme ou sous une autre, cela rachète bien des choses. Se rappeler que cette lumière existe nous aide. »[7]

Cette lumière aussi est à diffuser et c’est bien de l’obscurité des nuits debout que peut surgir un faisceau intéressant et mobilisateur.

Depuis de nombreuses années, une distance énorme a fini par s’établir entre le citoyen et la gestion de la cité. Au-delà du civisme, la notion d’engagement collectif s’est largement perdue. « Le civisme précède le patriotisme et il est plus dur à entretenir, car il implique que l’on pense d’abord aux autres et toujours à l’intérêt commun ». Faute de n’appartenir à rien, les gens sont tristes et méchants étouffés par leur propre individualisme.

Nous devons absolument répondre à ce désir de citoyenneté. La population s’est désintéressée des hommes politiques, pas de la politique. Pour une fois Emmanuel Macro a raison, il faut faire du porte à porte, rencontrer discuter, convaincre et unir les millions de personnes de bonne volonté, sans dogmatisme, sans discrimination.

L’éducation enfin seule pourra rendre la violence superflue et inefficace. « L’éducation ne se fait pas seulement entre un maitre et son élève mais tous les habitants d’une cité doivent y participer. L’éducation a un autre rôle à jouer que de vendre des connaissances utiles, l’école n’est pas une entreprise et la société dans son ensemble doit apprendre le respect, l’amour de la liberté, de la justice et de la vie humaine. » C’est dans cette transmission citoyenne et cette lumière de la jeunesse que je situe à ce jour le sens de ma vie. C’est dans cette communication et se transfert pour pourrons conjuguer l’épanouissement individuel et le bien-être collectif. C’est ainsi que notre rocher sera moins lourd à pousser et que chaque jour nous l’observerons avec joie et sans fatalisme.

[1] Friedrich Nietzsche – le gai savoir

[2] HomèreIliade (VI, 153) –Odyssée (XI, 592-600)

[3] Albert Camus- Le mythe de Sisyphe

[4] Friedrich NietzscheLe Gai Savoir, § 341 / Ainsi parlait Zarathoustra, III

[5] Pascal – Pensées Fragment 2

[6] Yan Marchand – La Révolte d’Epictète

[7] Jacqueline de Romilly – Ce que je crois

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